N°6 _ Une question de regard(s)

Les yeux grands ouverts, la plupart du temps.

Le regard saisit tout un tas de faits se déroulant dans l’environnement proche, et au-delà.

Lecture des informations. Telle ordure envisage de pondre une énième loi dégueulasse, telle autre fait une déclaration sur les projets de son entreprise de merde. La mémoire retient leurs noms et ce à quoi ils-elles œuvrent, les classant dans la catégorie « nuisibles ».

Encore embrumé par le sommeil, déjà agressé par les premiers bruits de moteurs passant dans la rue. Premiers pas dehors : les yeux sont heurtés par tous ces panneaux électoraux aux quatre coins du quartier. Des tronches de crapules sont venues remplacer celles arrachées la veille. Elles disent : « la France en marche, apaisée, en ordre, ensemble, forte, tranquille, insoumise…». Vomi.

Je passe mon chemin, lassé, et me promets de repasser plus tard, un peu plus éveillé.

Alerté par les cris aux alentours : « Tu avances maintenant sinon on rentre à la maison ! Tu veux une fessée?! ». Je connais bien cette scène, et mon ouïe s’y est -presque- habituée. Hier c’était une personne aboyant sur un chien tenu en laisse, avant-hier c’était un type mettant la pression sur une meuf qu’il considère comme « la sienne ». Avant un-e autre adulte exerçant son pouvoir sur un-e autre gamin-e. Ailleurs ces keufs contrôlant des personnes posées dans un square.

Mon regard n’est pas toujours acéré alors, et lorsqu’il l’est, je cherche à marquer une hostilité envers la personne dominante, à lui signifier qu’elle fait de la merde. Qu’avec moi il n’y aura aucune « solidarité » entre mecs ou entre adultes. A la personne sur qui la domination (adulte, patriarcale, étatique…) tente de s’exercer, un signe qu’il y a de l’attention à ce qui est en train de se passer, qu’elle n’est pas seule face à la personne qui l’oppresse, que cela ne fait pas indifférence, qu’il y a possiblement moyen d’intervenir d’une manière qui le fasse pour elle. Et c’est encore mieux lorsque des mots viennent accompagner le regard.

Tout est fait pour que l’attention ne se fixe pas. Qu’il y ait toujours plus urgent à faire que s’arrêter et réfléchir, voir agir : un bus à attraper en vitesse, le magasin qui va bientôt fermer, un rendez-vous à Pôle emploi, ou au taf, des flics qui t’ordonnent de « circuler », parce qu’il n’y a « rien à voir », et des connards de mecs qui te disent : « T’as un problème ? bouges de là ! » quand ils embrouillent une meuf.

Même le regard le plus affûté ne fait pas tout. On peut observer et lire tout un tas de choses qui nous renseignent sur l’état lamentable du monde et la reproduction quotidienne des relations sociales existantes, en apprendre plus sur leur fonctionnement, leur mécanique apparemment si bien huilée, ceux qui en sont responsables à différents niveaux, et… Et ne rien en faire, car noyé-es sous une masse trop importante de faits indigestes, qui ne fait que creuser un peu plus nos rides, blanchir nos cheveux, fatiguer nos esprits, nous assombrir à petit feu. Et sentir la peur nous imposer ses limites, et voir ces limites comme étant indépassables.

A ce stade, la résignation risque d’étouffer la révolte intérieure, le cynisme menace de remplacer la colère, la réflexion pourrait s’émousser et laisser la place à une monotone et solitaire rumination, à avaler son dégoût plutôt que de le cracher à la gueule des affreux-ses.

Si je parle tant du regard, c’est aussi parce que ma peau ne subit pas directement les coups de la domination, ou très rarement. Exceptés peut-être les questions inquisitrices des flics sociaux RSA, et celles des flics tout court lors de gardes-à-vue. Je ne dois pas affronter les regards, les coups et remarques racistes et/ou sexistes dans la rue, au travail, ni dans la cage d’un foyer. Je ne suis que très rarement (pour l’instant) soumis au bon vouloir d’un patron. Je ne suis plus en butte aux remarques des profs sur mon manque d’efforts en classe, ni à celles de mes parents pour finir mes devoirs de math. Mon estomac n’est plus pris de cette anxiété propre aux longues journées cloîtré dans les casernes soft de l’Éducation Nationale. Il est maintenant rongé par d’autres anxiétés.

Le temps que je dégage par ma modeste résistance au travail est un temps que je passe à lire, à voir, à réfléchir et à réagir à ce qui m’entoure (et me pénètre en partie, malgré la carapace façonnée au fil des ans).

Les réelles bouffées d’air sont rares, vite rattrapées par l’atmosphère étouffante de cette époque qui voudrait même annihiler notre capacité à imaginer, à rêver d’autre chose. Parfois on ne veut même plus voir, on veut fuir, chercher un horizon en pensant que là-bas c’est beau. Mais là-bas il y a un autre tractopelle, une autre ligne THT, une autre marée de pétrole brut, une autre frontière. Ce monde est dessiné par des gens de pouvoir. Ils nous imposent son image, ils nous veulent stupéfait-es devant le tableau des horreurs, comme pétrifié-es.

Mais nous pouvons choisir en partie ce vers quoi nous orientons notre regard. Ne pas juste voir l’inertie ambiante, voir ce qui continue de bouger. Ne pas juste voir la prison, mais aussi les évasions et les mutineries. Ne pas juste voir l’adulte qui voudrait dresser un-e gamin-e, voir le regard pétillant d’insoumission de celui-cette-ci. Ne pas juste voir la répression, mais faire en sorte qu’elle ne puisse pas tout empêcher. Ne pas juste voir le mur et l’impasse, chercher la brèche et la voie de passage. Ne pas juste voir la fin d’une lutte, mais le bout de chemin qu’elle a ouvert, voir la révolte qui continue ailleurs.

Il y a une grande différence entre voir et regarder. Allons regarder, à la recherche de nouvelles possibilités.

Il y a tout un tas de choses très utiles au pouvoir, qui ne sont pas tant cachées, mais qui sont censées rester inaperçues : elles sont là et puis c’est tout. Là, il y a une trappe ; dans cette trappe des fils qui courent sous le trottoir, le long de la voie de chemin de fer, qui courent en haut de ce poteau, qui courent depuis ce transfo, jusqu’à ce big data. Qu’y a t-il dans ce big data, en haut de ce poteau, dans cette boite beige en plastique, derrière cette grille et ce bâtiment en verre ? Qu’y a t-il sur ce parking ? A quoi sert tout ça ? Qui entretient tout ça ?

Là, ça a l’air calme maintenant, pas de passant-es, pas de bruit de moteur à proximité, pas de reflets de phares, juste la complicité dans tes yeux. C’est bon, tu ne vois rien venir ? C’est l’espace à saisir, hop !

« Merde, tu as l’air épuisé ce matin ! »…

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