N°6 _ Les « tas » d’urgences

Je veux choisir les moments où je suis attrapable. Mon téléphone était devenu au fil des mois la caisse de résonance de paniques que je ne pouvais pas apaiser, de tempêtes qui m’aspiraient avant que j’ai eu le temps de dire « ouf », ni de me demander ce que j’étais en mesure de recevoir (ou non). Ce que vivait une proche faisait angoisses. Peur qu’elle ne disparaisse ou ne meure (sans l’avoir choisi) entre les mains d’un énième connard. Était-ce encore si rassurant de la savoir vivante? J’ai cessé de suivre en direct (et par l’intermédiaire d’autres) des situations sur lesquelles je n’avais pas de prise. Je ne pouvais rien empêcher. D’autres formes de présences ont pris le relais, davantage interrogées, consenties et ponctuelles. La boule d’angoisse, de colère et de questions est restée. Il m’a fallu inventer des en-dehors où relâcher/décharger cette tension. Moi aussi j’étais partie loin.

« Si tout va bien pourquoi pas vous? » Malgré les (bonnes) raisons de ne pas pouvoir ni vouloir s’insérer dans ce monde anxiogène, une cohorte de b(l)ouses blanches et charognes de tous poils tentent de nous faire porter la responsabilité de nos mal-êtres et « dysfonctionnements ». Mais ça voudrait dire quoi « être adapté -es » à part anesthésier sa sensibilité (le fait de vivre entassé -es en métropole n’arrange rien) ; planquer ses zones de fragilité pour avoir l’air fort ou normale (gare à l’hôpital psy si t’ arrives plus à donner le change) ; amputer sa personnalité pour correspondre à des normes sociales et rôles prémâchés (citoyen -ne, travailleur -euse, daron -ne…).

Il n’y a rien d’étonnant ou de honteux à ce que ça « craque » si souvent dans nos tronches. Quand t’es dans ces moments-là et que la vie d’un-e proche est menacée, difficile de s’extraire des temporalités et du rythme imposés par l’urgence. Il me semble que c’est nécessaire, autant pour éviter de projeter sur l’autre nos propres angoisses, blocages, mécanismes de protection (et inversement) que pour identifier et limiter l’influence de réflexes conditionnés, de réactions épidermiques et/ou de fragments de construction genrée. En tant que femmes (et parfois mères) le patriarcat assigne aux meufs un rôle de « spécialistes » du soin vis-à-vis de l’entourage. Une injonction sociale tellement forte que dans bien des situations la possibilité de faire autre chose n’existe pas. Ah… Les figures de Femme ou de Mère, fortes et courageuses, si valorisées lorsqu’elles se sacrifient ! (T’en as vu beaucoup des types se sentir mal de ne pas être suffisamment présents, toi?). Si l’on ne prends pas le temps de souffler ni de cerner nos enjeux comment être clair-es (et dans une forme de « justesse ») par rapport à notre disponibilité? (1) Le fait de poser des limites à la présence, au soutien qu’on peut apporter (quitte à décider de ne pas les respecter, ou de les cramer carrément) te semble potentiellement froid, dur ou tissé d’indifférence. Dans bien des cas c’est pourtant ce qui permet d’être là dans la durée, et de ne pas foncer tête baissée en reproduisant tout un tas de schémas autoritaires qui tendent à déposséder l’autre de ce qui lui arrive et des moyens d’y faire face. ( l’entourage considère souvent que la personne « en crise » n’est plus en mesure de savoir ce qui est bon pour lui ou pour elle, et balaye ainsi la question de son consentement et de son intimité).

Les questions posées par ces situations de « craquage » émotionnels et/ou psychiques sont liées étroitement à la manière dont on conçoit, tisse et alimente nos relations, jour après jour. Si par temps calme on rend présent ce qui fait souffrances, une (partie de) ce qui nous (é)meut, si l’on partage quelques uns des sentiments et réflexions foutraques qui se cachent derrière nos « ça va » de surface, ça devient plus simple de se comprendre quand tout déborde. Si personne ne peut répondre à tous les besoins ou toutes les envies de l’autre, ni le ou la « sauver », quelles distances, quelles intensités qui ne soient pas fusionnelles, exclusives ou basées sur une (prétendue) disponibilité permanente ? Hors des relations « amoureuses »  (ou de couple), quels espaces crée t-on pour déposer une partie de nos carapaces, approfondir certaines relations, se toucher vraiment ? Si l’on admettait enfin que l’on est pas (seulement) des guerrier -res en titane, ça ferait de la place pour se demander comment s’accompagner (y compris) dans ces moment-là, de parler de nos rapports à la folie (à l’institution psychiatrique, aux médicaments, à la famille qui souvent représente une menace supplémentaire…), d’ inventer des stratégies pour s’assurer du consentement de chacun-e quand tout s’accélère, ou que la parole fait défaut (2)…

J’ai abordé jusque-là les choses par un angle très spécifique. L’impression de courir derrière des événements qu’on ne maîtrise pas ou peu, d’être ballotté -es de toutes parts et de n’avoir que peu de temps « libéré » de contraintes (familiales, professionnelles ou liées à la survie….) semble occuper une place énorme dans le quotidien de la plupart des gens -tes que je croise. Lorsqu’elles ne sont pas balayées par un sentiment d’urgence qui traverse tellement de situations qu’il cesse d’être une question strictement individuelle pour devenir quelque chose de plus structurel, un phénomène qui pèse et pourrait empêcher (entre autres) la révolte. Quand t’as le nez sur le guidon, c’est pas le moment où tu es le-la plus lucide pour réfléchir à ce qui se trame… « En avant! En avant! » mais pourquoi et pour aller où ? De quelle manière et pour y faire quoi? Eh toi, est-ce qu’il y a des compagnon -nes de route (3) pour te toucher, t’accompagner, t’aider à faire le tri (et parfois te ramener au sol) quand un tourbillon te tombe sur le coin du nez ?

Un tag de 68 lançait « on s’arrête on réfléchit ! ». Alors que relations et emplois du temps se vivent de plus en plus souvent en « flux tendus » (jamais complètement dans tes baskets, le regard tourné vers le rencard suivant) la proposition me semble encore pertinente. Ouvrir des respirations, des espaces vacants ou de solitude dans ses journées, comme autant d’occasions de prendre du recul vis-à-vis de ce qui nous brasse, d’affiner idées et perspectives, a souvent une allure de défi. Il se pourrait que ce soit un premier pas pour se positionner en tant qu’individu et rompre avec le sentiment d’écrasement liés à la répression, à la multiplication des projets du pouvoir, aux situations de « craquage »… Cela me fait sens et envie de dégager cette disponibilité -là, dans l’absolu et pour les fois où je décide d’être là pour un-e aimé-e, quand je décide de galoper au rythme de mes colères, celles qui me donnent de la prise sur ce qui m’entoure au lieu de me déposséder, et me sentir un peu plus vivante. Et si « prendre-soin » c’était aussi sortir de ce présent permanent, nourrir projets, imaginaires et perspectives de luttes qui inventent leurs propres temporalités?

Il reste encore beaucoup à tenter.

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Notes:

(1) Il n’y a pas de « super-héroïne » désintéressé-e, et c’est très bien !

(2) Et pour revenir à la répartition genrée des rôles c’est bien joli d’être capable de parler de sujets techniques ou de politique pendant des heures mais si tu esquives dès qu’il s’agit d’intime, de faire gaffe à tes amis garçons ça a quel sens ?

(3) Tu l’as sans doute compris, nous appellons compagnon-nes les (rares) individus avec qui nous partageons des bouts d’affinité, de projets de lutte mais aussi une connaissance réciproque (qui s’approfondit sans cesse) et du prendre soin. Plutôt compagnon-nes que collègues!

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