Sans attendre.

« L’idée d’une transformation sociale n’est pas de mode aujourd’hui. Les « masses », nous dit­-on, sont totalement endormies et intégrées aux normes sociales. D’un tel constat, on peut tirer au moins deux conclusions : la révolte n’est pas possible ; la révolte n’est possible qu’à quelques uns. La première conclusion peut à son tour se décomposer en un discours ouvertement institutionnel (nécessité des élections, des conquêtes légales, etc.) ou en un autre de réformisme social (auto­-organisation syndicale, lutte pour les droits collectifs, etc.). De même, la seconde conclusion peut soit fonder un discours avant­-gardiste classique, soit un discours anti-­autoritaire d’agitation permanente. »
À couteaux tirés avec l’existant, ses défenseurs et ses faux critiques.

Printemps 2016. En plein État d’urgence la mobilisation contre la loi travail(le!) vient bousculer des semaines de propagande républicaine, patriotarde et sécuritaire. Elle amène une bouffée d’air aussi inattendue que rafraîchissante entre le désespérant « je suis Charlie » et l’ahurissant « j’ai embrassé un flic ». Taire le rôle des organisations dans cette contestation n’aurait pas de sens. Nous rejetons leurs logiques politiciennes (délégation, représentation et revendication) qui sont issues et participent complètement à la reproduction de cet existant moisi. Leur volonté de plaquer leurs échéances sur nos révoltes, tentant de déterminer LE moment de s’énerver, voter pour eux ou patienter nous débecte. Ces faux ­amis ne tolèrent l’offensivité de certaines pratiques que lorsqu’ils en déterminent les modalités (blocage des voies ferrées mais sans sabotage ni trashage de la gare, blocage de raffinerie mais sous certaines conditions…) et qu’elle leur semble légitimée par la présence d’un mouvement social ®. Quand ils sont débordés, qu’ils pensent avoir effectué une démonstration de force suffisante ou obtenu ce qu’ils veulent, ils sont souvent les premiers à s’interposer, crier « au scandale » ou sonner la fin des hostilités. [1]

Printemps 2016. Dès les premières journées de mobilisation, les orgas officielles sont rejointes (et plus ou moins bousculées selon les villes) par des milliers de non encarté­es. Parmi toutes les façons d’envisager cette lutte, différentes et souvent incompatibles, se sont ébauchées des tentatives qui nous ont enthousiasmées. Désireuses d’étendre le refus d’une loi particulière à la critique passionnée de l’existant, préférant la multiplicité à l’unité et la diffusion des hostilités à une quelconque centralité, elles profitaient du plus grand nombre d’oreilles ouvertes pour réaffirmer le choix de l’auto­organisation, de l’action directe et de la conflictualité permanente. À la vision quantitative qui résume la lutte au nombre des participant­es aux cortèges « unitaires » et s’accompagne souvent de la recherche des slogans les plus fédérateurs possibles [2] , certain­es opposaient le refus de la politique et une critique acérée de toute forme de domination. Manifestations autonomes et vandales, attaques ciblant diverses institutions et rouages de l’économie, et quelques uns des nombreux affrontements avec la bleusaille nous ont particulièrement réjoui­es 3 . Le retrait des centrales syndicales après plusieurs mois, en précipitant la fin de partie pour des milliers d’individus, a restreint les possibilités d’échos et de rencontre pour toutes celles et ceux qui ne voyaient aucune raison de s’arrêter. Faute d’avoir su inventer son propre tempo pour sortir des ornières d’un mouvement cantonné au refus d’une loi particulière, suivant un itinéraire « balisé » par les journées d’actions nationales et des formes plus ou moins ritualisées, l’espace ouvert socialement s’est refermé peu à peu. Durant l’année qui vient de s’écouler, la mise en sourdine de la contestation « officielle » n’a pas signifié calme plat. Des vives tensions ont notamment éclaté suite à certains des meurtres commis par la police (ceux d’Adama Traoré en juillet 2016 et de Shaoyo Liu en mars 2017) et au viol de Théo par la BST en février. Plusieurs soirs d’émeutes se sont succédés fin novembre suite à la mort d’un homme à Vienne, fauché par un train alors qu’il tentait d’échapper à la police.

Après des mois de campagne présidentielle puis de négociation avec le nouveau gouvernement pour les un­es, d’agitation anti­ électorale et d’activités moins partagées pour d’autres voici que la CGT et Solidaires (…) ont fait leur retour en septembre  (annonçant de nouvelles manif contre la loi travail XXL). L’espoir d’être plus nombreux-­ses à arpenter les rues a fait son effet : plus d’un­e est repart­ ie bille en tête, quitte à servir de main d’œuvre à l’une ou l’autre des forces en présence (organisations, partis, ou entités « autonomes » désireuses de construire leur propre position d’hégémonie, comme certaines composantes du « cortège de tête »). Si le mouvement promis n’a jamais décollé, il ressort qu’un certain nombre de politicien­nes (dont les organisations syndicales) comptent faire d’un opportuniste discours « anti­-Macron » leur fonds de commerce pour les années à venir. Plusieurs d’entre elles se sont regroupées dans un « front social » qu’on s’attend à voir ressurgir, tel quel ou recyclé. La présence sous cette bannière d’entités aussi antinomiques que la CGT Préfecture de police de Paris, le collectif « Urgence notre police assassine », le FSU syndicat national de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (SNPES/PJJ) et de Génération ingouvernable participe et entretien un climat de confusion générale dont on se passerait bien. Nous refusons cette logique qui consiste à chercher le plus grand nombre d’allié­es possibles (autoritaires compris­es) en laissant de côté tout ou partie de nos critiques.

Ennemies de tout pouvoir, nous n’avons que faire de remplacer un président par un­e autre : c’est tout l’édifice qu’il faudra détruire si nous voulons vivre libres un jour. Nous ne parlerons pas non plus de « tournant historique »: il y a une continuité ET un durcissement dans les formes empruntées par la domination. Il semble probable que le quinquennat en cours (celui d’un tel président doté d’une majorité parlementaire) soit l’occasion d’une série de coupures budgétaires destinées à réajuster modalités d’exploitation (et niveau de protection sociale) à la nouvelle place de l’Europe au sein de l’économie mondiale. Plusieurs réformes touchant (entre autres) les retraites, l’assurance maladie et l’indemnisation des chômeur­ses ont d’ores et déjà été annoncées par le gouvernement. L’inscription des mesures clés de l’état d’urgence dans le droit commun (augmentation de l’arsenal matériel et législatif au service des uniformes, notamment par l’extension de la « légitime défense » qui diminue encore les enquêtes de l’IGPN [4] ) envoie un signal très clair aux pauvres et/ou révolté­es potentiel­les. Les tenant­es du pouvoir comptent imposer leurs réformes dans un contexte rendu instable par la précarisation progressive de pans entiers de la population. Ils multiplient logiquement le nombre de cages à leur disposition (33 prisons supplémentaires, et combien de centres de rétention?). Les questions posées par ce contexte spécifique sont loin d’être nouvelles… Est-­ce que les raisons qui nous meuvent sont de l’ordre de la préservation de l’existant ou un refus plus vaste des logiques qui structurent ce monde, le désir d’autre chose? Si la tendance se confirme, descendrons­-nous dans la rue pour (essayer de) préserver nos maigres ressources ou mettre de l’huile sur le feu ?

Comment éviter de nourrir les ambitions et les positions de pouvoir de toute la cohorte de petit­es chef­fes et leaders prêt­es à tirer parti et prestige de la colère ambiante? Comment rencontrer des compagnon­nes de route si nous ne sommes pas claires sur nos idées et perspectives?

Aujourd’hui comme hier, il nous tient à cœur d’inventer des formes de continuités qui ne dépendent pas seulement de ce qui se passe autour, mais de nos idées et colères propres.

[1] Les textes écrits dans le n°2 (mars 2016) « Pourquoi on resterait calmes ? » et « En chemin » nous semblent encore d’actualité .
[2] Quite à dissimuler une partie de ses idées ou dire n’imp’ pour rendre son discours plus sexy (non, malheureusement, « tout le monde » ne déteste pas la police) .
(3] Voir le texte « Crève la justice » .
[4]connues pour être à la décharge (quasi­systématique) des uniformes.

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