Cracher dans la soupe.
L’État affûte constamment son arsenal (militaire, policier et législatif) pour s’imposer dans tous les domaines de notre existence. Sous prétexte d’éviter la « guerre de tous-tes contre tous-tes », de lutter contre le terrorisme et d’assurer notre protection, il s’érige en médiateur et arbitre de tous les rapports sociaux. Nous sommes censées lui reconnaître le monopole de la violence (la réponse à tout conflit doit être déléguée à la justice). Quiconque décide de s’attaquer directement à ceux ou celles qui lui ont fait violence ou à ce qui le/la dégoûte (patronne, agresseur, banques, industrielles etc) sait qu’iel perdra le
statut de victime / opposante respectable pour être mise au banc des indésirables. En complément de ce volet répressif, la démocratie met en œuvre un large éventail de « promesses » pour persuader chacune de rester dans le rang. L’existence de formes légales de contestation, dans les mains du pouvoir et extrêmement limitées (pétitions, lobbying médiatiques et politiques…) font partie de ces « carottes » destinées à entretenir l’illusion progressiste (« changer le système de l’intérieur est possible »). Un des
exemples les plus récents est la loi sur le harcèlement sexuel, issue d’une campagne pleine d’amalgames racistes [1] lancée par des politiciennes du 18è arrondissement parisien au printemps 2017 et mise sur le devant de la scène médiatique par la succession de « révélations » concernant les agissements dégueulasses d’une flopée de politiciens, acteurs, photographes etc.
Un petit pan de barrage a cédé. Durant quelques semaines, une multitude de témoignages (anonymes ou non) a éclaboussé des hommes de tous les milieux, mettant en lumière le kaléidoscope de violences et d’humiliations qui composent le patriarcat.
Des remarques sexistes au harcèlement, de la pression à la sexualité aux nombreux viols… ces voix déversant un ramassis infâme de violences tues, invisibilisées, digérées en silence ont tourbillonné un moment avant de se perdre (pour la plupart) sur la toile des différents réseaux sociaux. Les instances démocratiques se sont activées pour circonscrire la brèche, faire en sorte que le flux ne déborde pas le canal balisé de la revendication à l’État. L’« égalité hommes-femmes » une fois réaffirmée « grande cause du quinquennat », la parole publique s’est resserrée autour du dialogue entre certaines associations féministes (rageuses de n’être pas plus consultées) et les tenantes du pouvoir. Une loi est en cours d’élaboration. Elle devrait aboutir dès 2018 à la création d’un « délit d’outrage sexiste » verbalisable immédiatement. Ce qui implique d’une part que les flics pourront réagir directement à une situation en se passant de l’avis de la personne concernée (qui se serait peut-être « contentée » de lancer une injure ou une mandale au relou et/ou de tracer sa route) et d ‘autre part que les flics pourront exiger les papiers de l’outrageur potentiel.
Il n’y a rien de réjouissant à cela. En sanctionnant des comportements et des individus « déviants » la loi désamorce une analyse systémique de la domination patriarcale. Elle dote les flics d’un énième prétexte pour faire chier les mecs qu’ils ont déjà dans le viseur [2] : les types qui saturent l’espace « public » (ceux qui trop souvent accostent, pompent l’air, sifflent, suivent, menacent, insultent celles qu’ils identifient comme femmes). Elle vise ceux qui, contrairement aux « bons pères de famille » : chefs d’entreprises respectables, professeurs et hommes politiques admirés, gynécologues (…) n’ont pas la possibilité de faire
leurs merdes en restant bien au chaud, planqués par des murs et un statut social valorisé. En somme, les pauvres qui ne « disposent » pas dans leur environnement proche de personnes à agresser, violenter, violer… (épouse, filles, sœurs, cousines, subordonnées, clientes, patientes…) et se comportent en crevards dès la rue, lorsqu’ils choisissent de le faire. Elle menace tout particulièrement les types racisés [3] : non pas parce qu’ils seraient plus sexistes que les autres, mais simplement parce que dans cette société puante t’as vachement plus de chances d’être pauvre quand t’es pas blanc.
Il n’y a aucune évidence à laisser dans les mains de l’État ou d’une quelconque instance extérieure la définition de ce qui est acceptable ou non pour soi. Reprendre sa vie en main implique de se confronter en permanence à notre responsabilité individuelle, d’appréhender les conflits ou les agressions (et leurs conséquences potentielles) dans toute leur singularité et leur complexité. Cela signifie extirper du fond de nos cerveaux l’idée même d’une Justice (système qui prétend punir toute transgression par une peine déterminée à l’avance) pour déterminer par et pour nous-mêmes qu’une ou plusieurs de nos limites ont été franchies. Cela signifie abandonner l’idée qu’il puisse exister une réparation et se demander ce qu’on choisit de faire (ou non) de ce qui a été vécu, seule ou avec d’autres, en fonction de nos besoins (dont la fuite, le silence ou la vengeance), de notre éthique et de nos sensibilités. Or en tant que femmes, nous sommes à la fois mises en faiblesse par le patriarcat (qui nous voudrait rivales les unes des autres et toujours dépendantes…) et par l’État qui nous dépossède des mots et des réponses aux agressions que nous subissons parfois. Le chemin à faire pour se positionner en tant qu’individu autonome, laisser s’exprimer nos colères et rencontrer des compagnonnes de route n’en est que plus ardu. Il me semble aussi nécessaire que vertigineux.
Ni victimes ni citoyennes,
Feu à toute autorité !
(1) Activant l’ignoble préjugé selon lequel les affreux sexistes ne sont pas à chercher du côté des blancs (et encore moins des riches ou des chrétiens) mais du côté des immigrés, surtout pauvres (considérés à priori comme musulmans…).
[2] Quoi de mieux que la « protection des femmes » pour faire accepter la création d’une nouvelle police de proximité?
[3] La racisation est le fondement d’un rapport de domination que des personnes subissent. C’est le processus par lequel elles se voient attribuer une supposée race en fonction de certains critères physiques et/ou culturels.«