N°5 – Balade sans emploi
À celles et ceux qui « rêvent d’éclater un type des assedics »
Ouais, tu parles d’une balade….J’aurais préféré les calanques ou une belle rando dans les montagnes de l’arrière-pays, fuir la ville au moins quelques heures. Après une heure et demi de marche pour aller jusqu’au fin fond du boulevard de la Valbarelle, dans une zone industrielle sordide, j’atterris dans une sorte de préfabriqué pour une heure d’entretien qui s’annonce mortel.
Le seul fait de convoquer des personnes dans ces parages sonne déjà comme une punition. Sur cent personnes convoquées là-bas, un tiers peut-être ne va pas se pointer à la convocation, ne serait-ce qu’à cause du trajet. Les conséquences en sont faciles à deviner..
Quitte à se lever tôt, à être au pied du mont Carpiagne à 9h30, ça donne envie de continuer la marche. Mais, sacredieu, non : il y a 450 euros à sauver. Un RSA.
400 miettes pour le loyer, 400 miettes pour les factures, 400 miettes pour la bouffe, 400 miettes pour tout ce qu’il faut payer, tout ce qui est trop compliqué à voler. Et même volé, c’est pas gratos… Les galérien-nes savent combien la menace de la répression pèse sur leurs illégalismes «de survie» : arrestations, garde-à-vue, jugements, casiers judiciaires, prison… La sombre comptabilité de la marchandise et du manque d’argent. On peut aussi se coltiner un travail pourri pour 100 ou 200 euros de plus, sans compter ce qu’il en coûte de devoir subir les horaires et les ordres d’un patron, et cela est incalculable. Mais quel est le choix dans cette équation merdique entre taf, taule et survie permanente ?
Une heure de marche, normalement ça donne le temps d’imaginer plein de conneries à raconter à son «conseiller d’orientation». Effectivement, malgré le fait qu’il y ait souvent un mois pour se préparer, imaginer une histoire, travailler un personnage, on a souvent mieux à faire, surtout quand on est au chômage et qu’on a plein de temps, à défaut de travailler à temps plein.
Je peaufine donc sur la route mon «personnage spécial rendez-vous insertion» : c’est quelqu’un qui n’a apparemment pas envie de travailler, et qui n’a pas vraiment envie d’expliquer pourquoi, en tout cas pas à une personne payée précisément pour le mettre au travail. Un peu démotivé, ou plutôt jamais motivé. Un peu lent, un peu mou, un peu muet, pas réactif, pas volontaire. Qui doit serrer les dents pour ne pas lâcher un «je n’ai rien à déclarer» comme un réflexe. Pas déprimé non plus : il faut se méfier avec ces gens-là, ils seraient capables de vous coller un-e psy sur le dos. Pas complètement dés-inséré, mais pas inséré non plus. Certainement tire-au-flanc, et assez ouvertement même, mais avec un soupçon de retenue, car d’anonymes bureaucrates peuvent coller la mention «précarité volontaire» sur votre dossier et vous faire rayer des listes. Résister à ce genre d’entretien s’avère être tout un art, jamais apprécié à sa juste valeur. Dans tous les cas, tout est fait pour que vous vous pliiez au jeu, un bien triste jeu : endosser le costume du/de la gagnant-e, qui en veut, qui est prêt-e à donner sa vie pour décrocher un job, montrer patte blanche, qu’importe la grosseur du mensonge qu’il faut débiter de façon crédible. Ou alors en faire des tonnes pour justifier ses «obstacles à la reprise d’activité». On ressort souvent lessivé-es de ces moments faits d’hypocrisie et de faux-semblants, avec l’envie urgente d’ôter ce masque hideux, de prendre une douche. Ouf ! Vite passer à autre chose.
Le rendez-vous, quel qu’il soit, où que ce soit, durera à peu près une heure, je le sais d’avance. Une heure d’humiliation scolaire. Quelques questions, quelques informations tapées sur un ordinateur, quelques notes pour rédiger une fiche toute administrative sur «mon parcours»,
« ma situation », cerner mon « profil professionnel », établir mon « diagnostic d’orientation », et me «réorienter» si besoin est. Ayant égaré ma boussole professionnelle il y a fort longtemps, j’ai du être «réorienté» moult fois. Trimballé d’« espace insertion » en Pôle Emploi, en passant par la longue liste des agences à qui l’État délègue la tâche de (re)faire de vous un bon demandeur d’emploi, il n’y a souvent que la couleur des cloisons qui change.
Et quelles que soient les nuances dans le zèle que mettent les « agents d’insertion », les ficelles restent globalement les mêmes: coups de pression, menaces de radiation, passage en
« commission de discipline », diminution de la somme versée chaque mois… Un savant mélange de paternalisme, de condescendance et de culpabilisation, le tout visant à vous faire sentir l’haleine brûlante de l’Institution, le picotement du rappel à l’Ordre et l’ombre du Contrôle au dessus de votre tête. Ces crapules se donnent beaucoup de mal pour nous faire avaler leurs discours moralisateurs, nous rappeler à chaque instant que la société ne finance pas le « droit à la paresse », et que l’État ne donne rien sans contrepartie. C’est l’objet des expérimentations faites dans certains départements où le RSA n’est versé qu’en échange de plusieurs heures de travail bénévole obligatoire (sic).
« On s’est dit que c’était le moment de régler nos comptes avec la mission locale, parce qu’elle nous a jamais proposé de formation de batailles de polochons, de joggeuse sur toits d’immeubles, de stratégie à papier cailloux ciseaux et de toutes ces petites choses qui rendent nos vies improductives et un peu plus palpitantes. A la place, elle nous propose des jeux ennuyants desquels on sort toujours perdant.es, des formations accélérées pour nous jeter dans les arènes du monde du travail. »
[bris de vitre d’une mission locale à Toulouse en février 2017_ IAATA]
Pris dans cet engrenage, on a souvent l’impression d’avoir à faire à une machinerie bien huilée et impersonnelle. Pourtant celle-ci ne fonctionne que parce que plusieurs milliers de personnes participent à la grande broyeuse, cette machine à pressuriser les individus, à les transformer en rouages de l’économie. Sans eux-elles il serait impossible d’isoler, de surveiller et de punir les millions de personnes devant pointer à Pôle Emploi, à la CAF et autres administrations de la survie. Or donc, pas de pitié pour les flics sociaux !
Six années à bouffer de ces rendez-vous, saupoudrés de quelques heures de travail par-ci par-là. Un long chemin à esquiver les sommations et les dispositifs mis en place pour nous acculer à passer nos journées à quémander un quelconque poste à un quelconque employeur pour un quelconque salaire dans une quelconque entreprise.
Malgré la culpabilisation permanente exercée sur les personnes qui ne travaillent pas, il faut rappeler que le chômage n’est pas l’inverse du travail, il n’est que son anti-chambre. Le-la «chômeur-se» d’un jour n’est souvent que le-la travailleur-se d’hier, ou de demain. Les chiffres du chômage sont toujours utilisés pour mettre la pression sur chaque exploité-e potentiel-le, pour le-la forcer à accepter n’importe quel emploi, dans n’importe quelle condition, et quel que soit le salaire. En cela, les allocations ne sont qu’une partie du salaire versé à l’ensemble de ce qu’on nomme «la force de travail». L’État et les capitalistes font et refont leurs comptes: pour eux il est préférable de verser quelques centaines d’euros à plusieurs millions de personnes, plutôt que de compter plusieurs millions de personnes dans la misère la plus noire. Le pouvoir est prêt à payer ce prix pour s’assurer le maintien d’une relative paix sociale (le fameux « revenu universel » discuté ces temps-ci ne changerait pas fondamentalement la donne). Il est tout-à-fait dans son intérêt que le mythe de l’État providence ne s’effondre pas totalement: c’est son principal argument pour se faire accepter: «Voyez comme la Démocratie sait se montrer généreuse !» Dans le même temps il recourt à des moyens bien plus drastiques, expéditifs et sanglants pour maintenir cette paix de cimetière.
Ils veulent nous forcer à employer notre temps à produire ce qui est intéressant pour eux: des marchandises dont la vente engendrera du bénéfice, que ce soit des canons ou des paquets de chips, du travail qui participe à la reproduction de l’ordre social présent, par le contrôle, la surveillance, la répression, l’encadrement.
Soyons irréductibles à leur idéal de formatage: nous ne sommes des prolétaires, des allocataires, des travailleur-ses, des producteurs, des salarié-es, des «collaborateurs» (selon la dernière mode langagière capitaliste) que dans une société régie par le fric et l’exploitation.
Tendons à un autre emploi du temps : œuvrons à la destruction de cette société invivable (re)produite chaque jour par le travail.
Hier, aujourd’hui, demain :
Plutôt ingérables
Qu’agents d’insertion.