N°4 – Poké-blues
Troisième semaine de juillet. Je suis frappée par la vitesse du retour à la normale. Comme si le risque terroriste ne faisait qu’ajouter une couche de dépossession et d’angoisse à celles planant déjà au dessus de nos vies (rendues précaires par le fonctionnement quotidien du capitalisme, menacées par les pollutions industrielles tous azimuts…) : le fait qu’une centaine de personnes aient été tuées à moins de deux cent kilomètres ne semble pas perturber les activités des un-es et des autres, entre loisirs, travail et consommation(…). Les discours des tenant-es du pouvoir, qui se prétendent les « seuls-remparts-contre-la-barbarie » et exigent notre adhésion à leurs mesures sécuritaires (sous prétexte d’une protection toute relative) aurait-il mangé tout l’horizon ? Ces décalages entre la torpeur estivale et l’omniprésence des uniformes de tous poils (jusque sur les plages!!!), la banalité des activités quotidiennes et la menace terroriste sous-jacente, le calme relatif et la violence « ordinaire » des rapports sociaux, le durcissement sans fin des conditions de vie et l’indifférence générale a de quoi rendre chèvre. La découverte du phénomène « Pokémon » ajoute à ce tableau anxiogène la petite touche qui me fait péter un boulon.
Il pleut. Kiosque à musique, une trentaine de visages plongés sur des smartphones s’échangent astuces et bons plans. L’un d’eux rappelle que la sortie de « Pokémon » a été retardée suite à l’attentat de Nice: c’est la seule allusion au monde extérieur. Après la généralisation du téléphone portable (qui a introduit le fait d’être filmé-es, photographié-es, joignables H24…), après celle de Facebook et des autres réseaux sociaux (qui pourraient rendre obsolète l’idée même d’intimité), ce jeu banalise le fait d’être géolocalisable en permanence. Son plus innovant : mélanger l’utilisation de la 4G, de l’appareil photo et du GPS pour superposer une dimension virtuelle à l’environnement physique dans lequel se déplacent les « dresseur-euse-s ». Et hop ! Une fois encore des technologies développées par et pour l’armée basculent dans le domaine civil par le biais des « loisirs », parvenant à généraliser des couches de surveillance que le pouvoir aurait eu du mal à rendre acceptables autrement. Ne pas participer à cette grande communion des connectées te rend au mieux « has been » au pire suspect… Des millions de personnes, toujours plus focalisé-es sur leurs écrans (ce qui a déjà occasionné de nombreux accidents) pullulent dans les parcs où ils et elles effectuent des trajectoires identiques, inspectant les buissons à la recherche des petites créatures censées apparaître sur leur téléphone. Ce jeu qui « offre » à ces zombies une évasion dans une réalité virtuelle plus funky (quitte à ce qu’elles aient toujours moins de prises sur ce qui les entoure) et rassemble des individus sur des critères absurdes rend un peu plus lointaine la possibilité de rencontres basée sur des idées et/ou des colères partagées.
Rien de nouveau. L’État et le capitalisme marchent main dans la main pour vendre aux citoyens-consommateurs des« divertissements » (grands événements sportifs compris) calibrés pour désamorcer une partie des frustrations et des tensions liées aux vies de merde qu’ils nous imposent, et qui pourraient bien leur péter à la gueule, sinon. L’application, qui modifie les itinéraires et les habitudes de milliers de « dresseur-euse-s » vient offrir à ces crapules une occasion supplémentaire de transformer la ville afin de toujours mieux la contrôler (modification des flux piétonniers, changement des populations présentes à certains endroits, création de nouveaux points de rassemblements…).
L’envahissement de tous les domaines de notre vie par la technologie, difficilement évitable à l’échelle individuelle, est particulièrement palpable en ville. Politicien-ne-s et urbanistes en font l’élément vedette des prochaines transformations de Marseille, entre « ville sécure » et « ville intelligente » (« safe », « smart » city). Pas besoin de lire la propagande de ces chacals pour voir sous chacun de ces slogans de nouvelles couches de rénovation urbaine et d’expulsion des indésirables, de surveillance et de contrôle, d’aliénation et de dépossession. Leurs promesses ne font rêver que celles et ceux qui « réussissent » (beurk) dans ce monde de compétition et d’exploitation, qui ont le fric de vivre dans leurs quartiers innovants ou rénovés, et que le costume de cobayes ou de figurant-es évoluant dans un décor aseptisé ne dégoûte pas. Pour tous-te-s les autres (pauvres, révolté-es refusant de s’insérer…) la « ville du futur » a tout d’une prison à ciel ouvert… À titre d’exemple, la mairie prévoit de faire passer le nombre de caméras de 870 à 1000 fin 2016 puis 2000 fin 2020, et de leur adjoindre un logiciel de traitement des images qui (parole de flics) devrait permettre de « détecter les comportements suspects » (bruit trop fort, attroupement…) et même de « reconnaître et suivre les individus dangereux-se-s » (les fichés S par exemple).
Il n’y a pas de « bonnes » innovations, de technologie neutre, ni de « progrès » à attendre de celles et ceux qui voudraient nous faire vivre encagé-es. Pas plus que d’en-dehors (même virtuels) à ce monde régi par l’autorité. Attaquons sans attendre tous ce(ux) qui voudrai-en-t décider de nos vies à notre place, réduire nos intelligences, éteindre nos imaginations et entraver nos désirs de liberté ! Les outils que la domination déploie pour contrôler, espionner notre quotidien et dissuader toute révolte fonctionnent grâce à des dizaines de branchements, câbles, nœuds (trappes). Les flux énergétiques qui les irriguent, les laboratoires de recherche qui développent de nouvelles technologies et les installations qui leur permettent de fonctionner, les entreprises qui se font du beurre sur notre mise au pas forcée ne sont pas des algorithmes mais des entités palpables, disséminées sur tout le territoire et vulnérables en tant que telles.
Que crève le meilleur des mondes !
Zurich (Suisse)… Le 10 juillet 2016, les câbles à la base de l’antenne de Zurich—Waidberg (système radio d’urgence de la police de Zurich) « ont été livrés aux flammes, causant des centaines de milliers de francs suisses de dommages, et la mettant hors service pendant plusieurs jours (…) Le silence qui a suivi cette attaque a donc été la feuille de vigne qui a tenté de couvrir une vérité simple : la supériorité numérique et en armement ne comptent pas beaucoup face à l’intelligence et à l’ingéniosité humaines. Un noeud de câbles livré aux flammes au bon endroit et au bon moment par une personne singulière ont le pouvoir de désarticuler une armée entière, de transformer une situation qui peut sembler statique en quelque chose de nouveau, de différent et d’imprévisible. » [Extrait du texte: « Désarticuler le monde de l’autorité » dans le journal Dissonanz (Zurich) – Août 2016]. Quelques heures après ce bel incendie plusieurs perquisitions ont eu lieu mais n’ont pas permis aux flics de trouver le compagnon qu’ils recherchaient. Bon vent!